Plutôt que s’enfermer dans le « tout ou rien », grève (vraiment) générale ou effilochement du mouvement : des pistes pour un mouvement durable, multiforme et convergent...
Un mouvement d’ampleur saisit le pays depuis début septembre en s’opposant à la contre-réforme Sarkozy des retraites : des millions de personnes engagées dans des manifestations à répétition et des grèves ponctuelles ou reconductibles, des centaines de milliers de lycéens ayant rejoint depuis quelque temps la mobilisation, entre 3/4 et 2/3 de la population exprimant sa sympathie avec les secteurs mobilisés.
Pourtant le pouvoir sarkozyste refuse pour l’instant de reculer (et même de vraiment négocier avec les segments les plus négociateurs du syndicalisme). Nicolas Sarkozy semble faire du passage en force de cette contre-réforme une question majeure d’identité politique dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012. Il augmente d’autant le niveau de rapport de forces requis pour faire bouger significativement le gouvernement, mais aussi, partant, le potentiel de radicalisation du mouvement.
Des risques et des pistes en germe
Pour l’instant, les grèves reconductibles ont eu un certain écho, mais n’ont pas connu de vagues généralisantes. On entend dans les cortèges syndicaux et dans les assemblées générales des secteurs les plus mobilisés, ou de ceux qui ont été les plus mobilisés par le passé, des appels pour ne pas « partir » seuls en reconductible ou pour ne pas s’y inscrire trop longtemps de manière trop isolée. Or le niveau de convergences et de radicalisation au sein de l’intersyndicale nationale ne laisse pas espérer la possibilité d’un mot d’ordre national de grève reconductible interprofessionnelle. On peut le regretter, mais on doit en tenir compte. Localement comme nationalement, des freins et des hésitations existent donc.
Par ailleurs, à l’approche du vote définitif de la loi, des voix syndicales commencent à se faire entendre selon lesquelles le mouvement pourrait difficilement perdurer au-delà de cette échéance parlementaire. Voix syndicales qui pourraient être bientôt rejointes par des voix politiques de gauche essentiellement préoccupées par l’échéance électorale de 2012.
Un scénario de démobilisation pour l’après vacances de la Toussaint apparaît donc envisageable, bien que non inéluctable si l’on en prend conscience : effilochement du mouvement, divisions plus vives et plus publiques entre prudents et radicaux, impression d’avoir été floués pour ceux qui sont partis en reconductible, sentiment diffus de déception et amertume face au cynisme d’un pouvoir arrogant « droit dans ses bottes », recul de l’esprit de résistance devant la succession de défaites (depuis la victoire du CPE en 2006), attrait du repli néo-libéral d’individus atomisés en concurrence les uns avec les autres à la place de l’action coordonnée d’individualités et de collectifs en quête du respect de soi dans la justice sociale... Envisager cette possibilité ne renvoie pas ici à un attrait morbide pour le goût de la défaite, mais doit stimuler un sursaut afin de l’éviter, quand il est encore temps.
Car le dynamisme et l’enthousiasme, la joie de défendre sa dignité personnelle en disant « non » comme la gaieté d’être ensemble et de goûter aux plaisirs de la solidarité retrouvée (le « je lutte des classes », indissociablement individuel et collectif !) sont encore très présents, et même avivés par l’arrivée des lycéens (le magnifique « Je me révolte donc je suis » d’une banderole lycéenne à Nîmes samedi 16 octobre !) dans les manifestations. L’enjeu principal n’est-il pas, ce faisant, de préserver et de développer cette énergie en donnant un caractère plus durable au mouvement, dans la cohabitation inéluctable du pôle des prudents et du pôle des radicaux ?
Or on a déjà sous les yeux des éléments de réponse dans le mouvement tel qu’il s’est spontanément construit au jour le jour
Relative fluctuation des individus, des secteurs professionnels et des localités actifs dans les manifestations avec le maintien d’un niveau global élevé de mobilisation, des entrées et des sorties dans la grève ponctuelle, la grève reconductible et/ou les actions de blocage qui ne doivent pas être nécessairement interprétées comme une faiblesse du mouvement mais comme un potentiel de mobilité, des passages localement transversaux entre des aspects différents du combat anti-sarkozyste (retraites et solidarité entre générations, emploi, précarité, salaires, écologie, sécuritaire, discriminations racistes et stigmatisation des roms, sans papiers, médias, université et recherche, justice, « affaire Woerth/Bettencourt »...), des initiatives de solidarité permettant aux secteurs les plus combatifs de durer davantage, notamment. Une guérilla sociale et citoyenne anti-sarkozyste est ainsi en train de prendre forme, plus mobile, plus diffuse, plus protéiforme que l’idée qu’on pouvait se faire d’une « grève générale ».
Ne peut-elle devenir plus consciente d’elle-même, afin d’acquérir plus de repères stratégiques partagés et davantage d’efficacité tactique ? Pour se prolonger bien au-delà des vacances de la Toussaint dans un mouvement à l’horizon temporel élargi, qui irait pourrir le remaniement gouvernemental et même le Noël de Nicolas Sarkozy. Un mouvement qui accepterait pleinement la cohabitation de la prudence des modérés et des audaces des radicaux, qui mêlerait dans une dynamique commune ceux qui croient beaucoup à l’échéance électorale du 2012 (mais qui auraient compris qu’un défaite sociale aujourd’hui obèrerait leurs chances de victoire électorale demain) et ceux qui pensent que le principal pour l’avenir d’une politique démocratique réellement alternative se joue dans de tels processus d’auto-organisation populaire et citoyenne, comme de tous les autres plus perplexes... Un mouvement qui aurait donc un minimum de conscience commune d’un intérêt général du mouvement, par-delà les inévitables et légitimes divergences.
Plutôt le « Mai rampant » italien que le Mai 1968 français ? Pour pourrir le remaniement gouvernemental de Nicolas Sarkozy et son Noël...
Le passé, au travers de la mémoire des luttes conquérantes d’hier et de la lecture critique de leurs difficultés, constitue un aliment indispensable à notre action présente, pour résister aux évidences comme à la démoralisation portées par les élites dominantes. Dans cette perspective, le passé est une composante nécessaire à la confection de notre sens individuel et collectif de la dignité. Mais il ne faut peut-être pas se tromper de passé. Tous les passés n’ont pas la même puissance subversive quand on les confronte à tel ou tel événement présent. Leurs imaginaires respectifs et les leçons qu’ils nous aident à tirer ne fournissent pas tous des ressources aussi ajustées aux enjeux du présent. Dans cette perspective, la figure de la grève générale des salariés et des étudiants en Mai 1968 n’est peut-être pas la plus adéquate à ce que nous vivons avec ce mouvement. Ni peut-être d’ailleurs la grève paralysante des transports adossée à de puissantes manifestations en novembre-décembre 1995. Le « Mai rampant » italien, moins connu en France, n’apparaît-il pas un peu plus en phase ? Á l’heure de « la globalisation » néocapitaliste, les luttes des opprimés n’ont-elles d’ailleurs pas à métisser davantage leurs références au contact d’une variété d’expériences nationales et internationales ?
Qu’en est-il plus précisément du « Mai rampant » en Italie ? [1]
Émergeant en 1966, le mouvement étudiant italien va connaître des premières jonctions avec la contestation ouvrière au printemps 1968. Puis, dans la période 1968-1969, syndicalistes de diverses obédiences, militants associatifs et étudiants radicalisés vont renforcer leurs convergences et faire vivre sur un temps long un mouvement parsemé d’une multiplicité d’affrontements avec le pouvoir politique et le pouvoir patronal, sans connaître un moment de paralysie généralisée (à la manière de notre Mai 1968). Luttes universitaires et luttes ouvrières locales, luttes urbaines contre la hausse des loyers, journées d’action professionnelles et journées de grève générale, manifestations localisées et manifestations nationales, etc. : le mouvement connaît une mobilité et une dynamique protéiforme débouchant sur une série d’acquis sociaux. Il ne s’agit pas d’ériger la situation italienne de l’époque en « modèle », alors que nombre de caractéristiques de la situation française actuelle sont fort éloignées, mais d’y puiser dans une comparaison raisonnée une vision plus diversifiée du rapport au temps des mouvements de contestation, en s’émancipant du danger de tyrannie d’une voie unique sur nos imaginaires.
L’historien François Hartog a pointé le poids actuel dans notre rapport au temps d’un « présentisme » marqué par le « progressif envahissement de l’horizon par un présent de plus en plus gonflé, hypertrophié » et le culte de « l’éphémère »[2]. Dans ce schéma, associé au néolibéralisme comme au néo-management du capitalisme actuel, le « présent monstre » serait « à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) »[3]. Face à cela, le regretté Daniel Bensaïd a proposé, en prenant appui sur des pistes du philosophe allemand Walter Benjamin(1892-1940), une nouvelle alliance originale du passé, du présent et de l’avenir[4].
Si pour lui, l’action présente reste centrale, c’est en se lestant des images et des enseignements des luttes passées tout en s’ouvrant à la possibilité d’un futur radicalement autre. Le mouvement social sur les retraites ne gagnerait-il pas ainsi à nourrir conjointement son action présente d’expériences passées (comme le « Mai rampant » italien) et d’un élargissement de son horizon temporel vers l’avenir ? Toutefois, une double fétichisation pourrait l’entraver : fétichisation du légal du côté du pôle modéré du mouvement et fétichisation d’une vision réductrice du thème de « la grève générale » du côté de son pôle radical.
S’émanciper du double fétichisme du légal et de « la grève générale » ?
Une fois la loi sur les retraites entérinée par les deux chambres et plus ou moins validée par le Conseil Constitutionnel (s’il est saisi par les parlementaires de l’opposition, ce qui est prévisible et peut encore ralentir le moment de sa promulgation définitive), une attitude démocratique consisterait-elle nécessairement à abandonner la contestation ? Non, répondent avec force d’arguments le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier dans un récent livre à mettre dans toutes les mains : Pourquoi désobéir en démocratie ? (Paris, éditions La Découverte, 2010). Car, depuis l’action et les écrits de l’américain Henry David Thoreau (1817-1862) - qui a arrêté de payer ses impôts à cause du maintien à l’époque de l’esclavage dans certains États américains comme de la poursuite de la guerre avec le Mexique -, la désobéissance civile participe pleinement d’une conception élargie de la démocratie.
Tout d’abord, le légal n’est pas le juste, et l’espace démocratique apparaît aussi comme un lieu de mise en cause des lois instituées codifiant l’injustice, la désobéissance aux injonctions légales constituant une des formes de résistance à l’injustice dont disposent les citoyens. D’autant plus dans des sociétés capitalistes où les institutions publiques cristallisent en leur sein, de manière variable selon ces institutions, l’hégémonie des classes dominantes (comme l’a mis en évidence une nouvelle fois « l’affaire Woerth/Bettencourt ») comme d’autres formes de domination (de genre, raciale, etc.), en contradiction avec l’idéal démocratique. Dans ce cas, l’imaginaire démocratique a justement à être relancé contre les institutions existantes, au nom même des prétentions démocratiques de ces institutions.
Par ailleurs, la démocratie représentative n’est pas toute la démocratie, n’est même qu’un bout de la démocratie doté d’écueils. Comme l’a mis en évidence dès 1911, le sociologue Roberto Michels, la démocratie représentative et professionnalisée moderne développe en elle une tendance oligarchique anti-démocratique : « une hégémonie des représentants sur les représentés »[5]. Cet appauvrissement oligarchique de démocraties limitées, largement aux mains de représentants professionnels sous contrôle bien épisodique de la volonté populaire, appelle alors un élargissement de l’espace démocratique, à côté et en tension avec les mécanismes de représentation : démocratie directe, démocratie participative, démocratie délibérative, rôle des syndicats, des associations et des mouvements sociaux dans la constitution d’une espace démocratique pluraliste et conflictuel, place de médias indépendants des pouvoirs économiques et politiques, etc.
La démocratie est encore largement à conquérir, et n’est pas le monopole d’un pré-carré représentatif à tendance oligarchique. Il n’y a pas alors d’objection majeure, d’un point de vue pleinement démocratique, à prolonger le mouvement social sur les retraites au-delà du vote et de la promulgation de la loi. Bien au contraire.
Á côté du fétichisme du légal, un autre fétichisme pourrait entraver le prolongement de l’actuel mouvement social : un fétichisme de « la grève générale », entendue en un sens trop étriqué comme un mot d’ordre passe-partout, indépendamment des circonstances. L’horizon de « la grève générale » est une très bonne chose si, face à la tendance à l’éparpillement des luttes, il élargit notre espace mental à des convergences souhaitables. S’il se présente comme une exigence de généralisation à partir d’expériences concrètes dans des situations concrètes, et pas comme un marteau qui s’abat dogmatiquement d’en haut. Mais « la grève générale » perdrait de cette dynamique fort utile si on la comprenait comme un « modèle » à appliquer de manière rigide, sans tenir compte des caractéristiques de la situation. Si on considérait la généralisation de la grève à l’ensemble des salariés, des étudiants et des lycéens à un moment donné comme la seule modalité de construire un mouvement social convergent susceptible de remporter des victoires.
Or, en un instant où les grèves reconductibles, bien que significatives, n’apparaissent pas en mesure de peser suffisamment, une vision mécanique et étriquée de « la grève générale » pourrait empêcher d’envisager d’autres possibilités, ou du moins des petits déplacements, plus adaptés à la situation présente. Une tyrannie de la lettre de « la grève générale » pourrait contribuer à tuer l’esprit de « la grève générale » : 1) en nous enfermant dans un « tout ou rien » mortifère et à terme démobilisateur ; 2) en nous poussant dans la voie de la déception plutôt que de celle du développement de l’enthousiasme ; et 3) en oubliant que la perspective de généralisation suppose au minimum de garder au sein de la mobilisation les secteurs les plus prudents et/ou les plus modérés.
Parmi les autres chemins possibles, il y aurait donc celui d’une guérilla sociale et citoyenne durable, un mouvement social protéiforme, dans le style du « Mai rampant » italien, associant des mobilisations localisées et professionnelles fortes avec des journées nationales de manifestations, des grèves et des manifestations, des grèves ponctuelles et des grèves reconductibles, des va-et-vient entre les deux, des paralysies partielles (SNCF, métro et transports collectifs urbains, raffineries et dépôts pétroliers, routiers, etc.), des grèves tournantes ou la répétition de grèves sporadiques limitant le coût de la grève sur les salariés, la constitution de caisses de solidarité en direction des secteurs engagés de manière la plus durable dans la grève reconductible, des liaisons inédites avec les milieux intellectuels et artistiques critiques pour amplifier la délégitimation du pouvoir sarkozyste, la promotion de passages entre combats revendicatifs et expériences alternatives (pourquoi des AMAP n’approvisionneraient-elles pas gratuitement des grévistes ? pourquoi des universités populaires ne se déplaceraient-elles pas sur les lieux de grève en mettant à disposition des savoirs critiques ? pourquoi des artistes alternatifs ne seraient-ils pas davantage présents dans les manifestations ? etc. etc.), des actions moins massives mais plus spectaculaires sur d’autres fronts où la légitimité sarkozyste résiste davantage au sein de la population (racialisation, logique sécuritaire, etc.), etc.
Pourquoi cette guérilla sociale et citoyenne se devrait-elle d’être pacifique ?
Non pas par choix de la non-violence comme principe intangible. Je continue à penser que, dans certaines situations où les classes dominantes imposent le maintien de leur pouvoir par la violence physique, et dans lesquelles alors des moyens démocratiques minimaux ne sont pas à disposition, le recours aux armes peut se justifier. Mais nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure aujourd’hui en France. Et l’équivalence erronée « sarkozysme = fascisme » participe de l’inintelligence de la situation dans certains milieux critiques comme du brouillage relativiste des repères propre à certains secteurs de la culture contemporaine (souvent appelés « post-modernes »). Mais la constitution d’un mouvement pacifique préservant l’intégrité des personnes n’implique pas de se priver d’actions symboliques contre des biens (du type démontages de McDonald’s ou pourquoi pas de banques, fauchages d’OGM, etc.).Une telle orientation pacifique d’une guérilla sociale et citoyenne durable exprimerait alors stratégiquement et tactiquement trois dimensions au moins : 1) le sécuritaire constituant encore un point fort de légitimité du pouvoir sarkozyste, il faut s’efforcer de lui ôter de la légitimité et pas de lui en donner en plus ; 2) la violence, en l’état, constitue un facteur diviseur dans le mouvement, susceptible d’éloigner certains secteurs plutôt que d’élargir son assise ; et 3) contrairement à la marchandisation capitaliste des humains, il faut montrer dans nos actions mêmes que nous établissons une distinction impérative entre les objets et les personnes.
Mais l’insistance sur la pluralité du mouvement n’est-elle pas contradictoire avec le souci d’« unité » ?
Peut-être que notre façon habituelle d’envisager le rapport entre le commun et le pluriel, à partir du vocabulaire de « l’unité », de « l’unification », voire de « la centralisation », est également inadaptée. Cela tend à écraser le Multiple sous hégémonie de l’Un. Mais l’éloge par certains contemporains de la pluralité dans l’oubli de l’exigence de la constitution d’espaces communs apparaît aussi comme une impasse. On trouvera peut-être ici une inspiration suggestive chez la grande philosophe politique Hannah Arendt (1906-1975). Elle écrit ainsi que « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine »[6]. Mais elle va plus loin en précisant que « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’être différents ». Dans cette optique, la politique consisterait à créer un espace commun en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un. C’est déjà présent à titre d’amorce dans le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations » utilisé dans la galaxie altermondialiste, comme dans le vocabulaire de « l’association »et de « la coopération » propre aux débuts du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Le mouvement multiforme et durable de guérilla sociale et citoyenne dont je parle s’inscrit aussi dans cette direction à la fois ancienne et rénovatrice, donc à proprement parler refondatrice.
Vers une plus grande mobilité stratégique et tactique du mouvement social ? La boîte à outils de Michel Foucault... Ce ne sont que des pistes que je propose à la discussion des individus et des collectifs mobilisés, afin de préserver et d’amplifier les acquis de notre mobilisation. Au-delà même du contenu de ces propositions, cela constitue un appel à une plus grande mobilité stratégique (sur le moyen terme) et tactique (au jour le jour, action ponctuelle par action ponctuelle) au sein du mouvement. Car s’il s’agit bien de nourrir un rapport de forces, il ne s’agit pas que d’un rapport de forces, mais aussi d’un déploiement de créativité et d’inventivité ordinaires anticipant ici et maintenant la possibilité d’une autre société et redonnant individuellement et collectivement confiance.
La boîte à outils d’un penseur critique, le philosophe Michel Foucault, pourrait nous fournir des ressources utiles afin de mieux problématiser ce cheminement. Dans un entretien de 1977, intitulé « Pouvoirs et stratégies »[7], il nous permet de mieux comprendre tout à la fois certaines caractéristiques de ce que l’on combat et certains enjeux d’un mouvement comme le nôtre.
Ce que l’on combat ? Pour lui, « l’entrecroisement » d’une pluralité de pouvoirs actifs au sein de la société « dessine des faits généraux de domination », cette domination s’organisant « en stratégie plus ou moins cohérente et unitaire ». Intérêts de professionnels de la politique s’efforçant de se faire réélire et s’adressant à des « segments » privilégiés du « marché électoral », notables locaux s’inscrivant plus ou moins dans une machine électorale comme l’UMP, transactions routinières entre pouvoirs politiques, pouvoirs technocratiques et pouvoirs économiques (voir « l’affaire Woerth-Bettencourt ») mais aussi espaces de concurrence entre eux et en leur sein, affects racistes travaillant certaines relations quotidiennes capitalisés dans des usages électoralistes, etc. : la stratégie politique sarkozyste tente de mettre plus ou moins en cohérence cette variété de logiques, dans des combinaisons tactiques variables en fonction des conjonctures. Mais, comme le précise Foucault, « avec les phénomènes nombreux d’inertie, de décalages, de résistances ».
Car on n’a affaire qu’à « une production multiforme de rapports de domination » qui ne sont que « partiellement intégrables à des stratégies d’ensemble ». Point de maîtrise omnisciente de type conspirationniste ici : ça déborde, ça fluctue, ça dérape, ça échappe...autant de contradictions et d’occasions à saisir tactiquement par les résistances. Á partir de là, la résistance (comme les logiques dominantes) apparaît « à la fois multiple et intégrable à des stratégies globales ». Á nous de jouer ?
* Sur les problèmes stratégiques et tactiques du mouvement social des retraites après la journée de manifestation du samedi 16 octobre, voir aussi sur Mediapart : « Et maintenant ? » de Mathieu Magnaudeix, 17 octobre 2010
Notes :
[1] Sur le « Mai rampant » italien, voir un article de synthèse dans une intéressante revue québécoise de gauche critique : « Du mai rampant à l’automne chaud. Italie, 1968-1969 », par Claude Rioux, Á Bâbord !, n°24, avril-mai 2008 ; voir aussi Dominique Grisoni et Hughes Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Paris, éditions Aubier Montaigne, collection "Repères pour le socialisme" (dirigée par Didier Motchane), 1976.
[2] François Hartog, Les régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p.125.
[3] Ibid., p.217.
[4] Voir Daniel Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par Philippe Corcuff, Paris, éditions Textuel, 2010, en particulier pour la question qui nous occupe un très stimulant texte datant de 1995, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du virtuel », pp.99-115 ; voir aussi la réédition récente d’un des meilleurs livres de Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique (1e éd. : 1990), Paris, éditions Les Prairies Ordinaires, 2010.
[5] Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1e éd. :1911), Paris, éditions Flammarion, collection de poche « Champs », 1971, p.38.
[6] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959), Paris, éditions du Seuil, 1995, p.31 ; la citation qui suit est issue de la même page.
[7] Michel Foucault, « Pouvoirs et stratégies » (entretien avec Jacques Rancière de 1977), repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, éditions Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp. 418-428 ; les citations qui suivent sont tirées de la page 425.
Article publié également le 25 octobre sur http://bellaciao.org/fr/spip.php?mot111 … suivi de commentaires des internautes.