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Johann Chapoutot : « C’est une logique de forçage exercée par des forcenés »

dimanche 19 mars 2023, par André Martin

Pour l’historien Johann Chapoutot, Emmanuel Macron agit comme s’il avait un mandat qui lui permettait de tout faire alors qu’« il est élu par défaut » pour faire barrage à l’extrême droite.
Propos recueillis par Julie Clarini - Publié le 19 mars 2023

Que révèle ce recours au 49.3, selon vous ?

Johann Chapoutot Je suis frappé par la violence sectaire qui est imposée au pays. Elisabeth Borne a d’abord choisi un véhicule législatif qui n’est pas adapté – qui est un projet de loi rectificatif de la Sécurité sociale –, ensuite elle a utilisé tous les articles possibles permettant de favoriser le gouvernement en termes d’ordre du jour, jusqu’au recours au 49.3. Ceci dans un contexte, de surcroît, de rejet très ferme de la réforme par la majorité du pays et l’écrasante majorité des salariés. C’est une logique de forçage exercée par des forcenés. Faut-il rappeler qu’Emmanuel Macron agit comme s’il avait un mandat qui lui permettait de tout faire alors qu’il est élu par défaut, à deux reprises pour faire barrage à l’extrême droite ?

Il reste dans la logique du passage en force permanent qui est la sienne depuis son premier mandat. Le mot est un peu galvaudé, mais sa pratique du pouvoir est parfaitement monarchique. On se souvient que dès 2017, l’abolition de l’ISF a été imposée immédiatement, alors que cela ne faisait l’objet d’aucun mandat ou d’aucun consensus. On peut voir une analogie entre l’abolition de l’ISF et le forçage imposé par le 49.3 sur les retraites : on foule aux pieds la sensibilité du pays pour imposer une mesure qui ne bénéficie qu’aux plus aisés – au risque de casser la nation.

C’est un pouvoir qui considère à la fois le monde vivant et le monde social comme des fonds d’énergie dans lesquels il est possible de puiser afin de produire du profit – et même des profits pour certains humains en particulier, puisqu’on sait que la répartition des profits du travail est de plus en plus injuste. Il s’agit de capter par forçage de la matière ou de l’énergie pour produire – et produire n’importe quoi, n’importe comment – en imposant de travailler toujours plus jusqu’à l’épuisement. Emmanuel Macron est le représentant et l’exécutant parfait de ceux qui considèrent que la course au profit doit se poursuivre coûte que coûte en imposant des mesures inacceptables au vivant, qu’il soit naturel ou social. Parce qu’on sait très bien que pour certaines professions, l’espérance de vie ne va pas bien loin au-delà de 64 ans. D’ailleurs Macron lui-même, il y a quelques années, disait qu’il était parfaitement inepte de discuter de l’allongement de la durée du travail dans un contexte où il est difficile d’aller jusqu’à 62 ans.

Faut-il aussi incriminer nos institutions ?

Ce forçage se fait en effet à l’abri d’institutions qui font la preuve une fois de plus de leur aspect intempestif, ou même de leur nocivité. Nos institutions sont issues en 1958 d’un contexte de guerre (la guerre d’Algérie). Elles favorisent le pouvoir exécutif en lui donnant le sentiment de pouvoir rigoureusement tout faire à l’abri d’un cordon constitutionnel analogue au cordon policier qui se déploie lorsqu’il y a des émotions dans le pays. Et on assiste ainsi au déploiement d’une logique d’action hors sol, et hors pays, à l’abri de quelques articles ou dispositifs constitutionnels. On croit pouvoir imposer au pays ce que le pays refuse, au risque du chaos.

Que peuvent les intellectuels ? Peuvent-ils se faire entendre ?

Ce pouvoir politique qui représente un pouvoir économique et financier a pour condition de survie précisément de faire fi de la vérité. Et de faire fi de la réalité. Pour imposer sa ligne, il lui faut absolument nier la réalité naturelle, écologique, physique, sociale. Dans ce pseudo-débat sur les retraites, les approximations et les mensonges du gouvernement ont été permanents. J’ai entendu Olivier Véran sur France Inter nous expliquer que le 49.3 n’était pas du tout un acte de violence à l’égard de la démocratie et du Parlement, mais au contraire une manière pour le gouvernement de s’exposer au vote des députés puisqu’il pouvait être renversé : le retournement des réalités est permanent.

Les régimes de discours des intellectuels et des politiques sont à présent totalement hétérogènes. Les chercheurs ont beau prouver, argumenter, tenir un discours de vérité, en face cela ne suscite aucun intérêt. Nous ne parlons plus la même langue. On le voit en matière climatique, avec l’entrée en désobéissance civile de milliers de chercheurs. Il y a une forme de stupéfaction devant cette hétérogénéité de la part de celles et ceux dont le métier est d’argumenter dans le but d’élucider une situation. On se demande : que faire pour être entendu ? Rien ne prend.

A-t-on des précédents historiques à la situation que nous vivons ?

Oui, on peut faire un petit parallèle historique. L’article 49.3 permet de faire passer un texte sans vote au Parlement, sauf si une motion de censure est adoptée. Mais pointe alors le risque de dissolution. Il n’y a eu qu’un seul précédent dans l’histoire de la Ve République, c’est en 1962 : un gouvernement de Pompidou est renversé et de Gaulle prononce immédiatement la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est un avertissement très net adressé aux députés : si vous votez la motion de censure, vous pouvez finir par remettre en cause votre siège. Cet article 49.3 est inspiré d’une autre Constitution, celle de la République de Weimar, en Allemagne, et de son article 48.2 qui permettait au président du Reich d’imposer des textes sans vote du Reichstag, sur le seul fondement de sa signature. Dans les années 1930, des juristes comme Michel Debré, alors jeune conseiller d’Etat, qui avaient observé ce dispositif, l’ont prôné pour une réforme de la IIIe République et ils ont pu finalement l’imposer en 1958 pour la Constitution de la Ve République.

Mais il n’y a pas qu’une généalogie à faire, il y a aussi une analogie. Rappelons le contexte de la République de Weimar, à partir de la fin des années 1920 : le pouvoir appartient à une droite bourgeoise, qui représentait 20 à 25 % des voix en 1929 et qui, à la fin de 1932, ne représente plus que 10 %. Et malgré ça, son représentant à la présidence du Reich parvient à imposer ses textes sans vote au Reichstag, ce qui suscite une décorrélation entre le peuple allemand et le système politique en vigueur et une confiance plus grande accordée à ceux qui se présentent déjà comme « antisystème » et qui promettent d’en finir avec lui. Et qui, faut-il le préciser, sont majoritairement à l’extrême droite.

BIO EXPRESS

Né en 1978, Johann Chapoutot est historien, professeur à Sorbonne-Université et spécialiste du nazisme. Il s’intéresse plus particulièrement aux dimensions culturelles et intellectuelles du régime hitlérien. Il a notamment publié, chez Gallimard, « la Loi du sang. Penser et agir en nazi » (2014), « la Révolution culturelle nazie » (2017) et « Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui » (2020). Il a récemment publié « Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps » (PUF, 2021).

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